lundi 3 mai 2010

De grandes questions

"“Bâtard!” murmurait-elle, et puis un peu plus fort: “Lâche bâtard!” Et elle était sérieuse.

Le responsable du personnel clignait de l'œil, d'un air incrédule. D'accord, ce n'était peut être pas la personne la plus enthousiaste sur le marché de l'emploi, elle ne l'avait jamais prétendu d'ailleurs. Elle n'avait pas de diplômes pour trouver un bon job, bien payé et soi-disant 'respectable'. Et du monde, elle n'avait pas vu grand chose non plus. Son petit monde avait tout exigé d'elle, l'avait entièrement imprégné. Et oui, de temps en temps, quand elle ne pouvait réellement plus le supporter, quand elle voulait oublier ce qui la tourmentait tant, elle buvait trop et elle piquait une colère furieuse. Elle n'en était pas fière, vraiment pas. Ça la détruisait, elle le savait...Mais allez, sans déconner, est-ce que ça suffisait pour justifier toutes les humiliations et toutes les privations? Était-ce la vie dont elle avait rêvé? Était-ce vivre tout court? Au fond, elle pensait l'avoir perdu depuis longtemps. Lentement, mais surement. Comme du sable qui glisse entre tes doigts. Grain après grain. Les profs qui l'insultaient, l'appelaient une rêveuse impossible. En pincer pour la première fois: les espérances, l'espoir, flotter en l'air. Jusqu'à ce qu'on lui fasse comprendre que la vie n'était pas une romance et que, « si on aborde le sujet» criait-il « sais-tu où se trouve mon putain de pantalon? ». Soit. Elle ne baisserait pas les bras aussitôt. Déménager. L'animation d'une grande ville. Un peu d'anonymat. Puis une rencontre. Fugace, mais intense. Un peu de chaleur réciproque. Un peu moins de solitude pour le moment. Jusqu'au premier retard de règles. Que faire? C'était quand-même impossible! Elle mère? Jamais! Certainement pas maintenant, pas ainsi. Une décision claire toujours repoussée. Jusqu'à ce que ce petit être voulut sortir de son ventre. Une nouvelle vie dans un vieux monde. Réorganiser. Chercher un lieu pour le petit, s'en tirer, gagner du fric. Et le patron était de nouveau de mauvaise humeur. « Je ne te paie pas pour ne rien faire et pour bavarder. » Passer des heures devant les caisses: « bonjour, merci, s'il vous plaît, bonjour. » Un sourire ne passait plus.
Le soleil qui brille dehors. Chaud et doux. Tandis que les mois et les années passent. Puis rentrer chez elle. Fatiguée, tellement fatiguée. Et la vaisselle qui s'entasse à la cuisine. Demain, demain. Aujourd'hui, elle arrive à peine à manger un truc, mettre le petit au lit, préparer les vêtements pour le lendemain et préparer à manger. Et puis se fourrer sous les couvertures. Un livre, comme ça faisait longtemps. Mais elle est trop fatiguée pour garder les yeux ouverts, à moitié endormie, avec la tête toujours quelque part entre les montagnes de factures non-payées. Elle se sentait seule, si seule...Elle n'en voulait plus de tout ça! Les humiliations incessantes...l'image de soi brisé. Elle ne voulait plus tout refouler, hocher la tête, ouiouioui. Ça l'accablait, lui prenait la force de se tenir debout, de chercher des perspectives. Ça devait s'arrêter. Elle devait faire quelque chose. Sinon...

« Excusez-moi! » La voix du responsable du personnel qui résonne. « Je...j'espère fortement que je vous ai mal compris?! »
« Tu m'as bien compris et tu le sais! » Elle saute de son siège. « Vous allez me larguer? Juste comme ça, comme de la crasse? »
« Ben, vous exagérez quand même un peu. J'ai quand même déjà essayé de vous expliquer que...votre discipline de travail... »
« Discipline de travail?! Toi! Charognard infecte! Avec ton putain de boulot! Gardes-le! »

Et elle se précipita hors de l'office. Hors du magasin. Licenciée! La porte derrière elle. WAHHMM! De l'air frais. Tant que possible dans une ville. Merde, merde, merde. Il était onze heures du matin. La première fois depuis des mois qu'elle ne devait pas travailler la semaine...Comment continuer, qu'est-ce qu'elle devait faire, le loyer...le petit allait ouvrir les yeux tout rond quand elle irait le chercher elle-même à l'école pour une fois...Elle devait de l'argent à la voisine et le frigo était presque vide...
Comme une tempête qui se lève. Sûr, elle détestait le boulot, mais quoi maintenant? Si elle...ses pas ralentissaient. Elle s'arrêtait. Les pensées qui tournent...mais attendez! La clef, elle l'avait toujours...Ha! Tenterait-elle le coup? Elle savait que, à ce moment là, il n'y aura personne à l'intérieur. Normalement. Les commandes étaient déjà contrôlées, donc ça pouvait durer des semaines avant qu'ils s'en aperçoivent. « Courage mon ami, courage. Assez c'est assez! T'as rampé assez longtemps pour un peu de leur minable récompense! » Pour ces messieurs là-haut ce ne serait rien, ils ne le sentiraient même pas. Mais il ne s'agissait pas de ça, pas en première instance. Aujourd'hui elle reprenait un peu de sa dignité, elle retrouvait un peu de respect d'elle-même. Elle le volait, si on veut... "

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