vendredi 16 avril 2010

La légende de Noël Dédiée aux petits-enfants de l’an 3000 (ou plus)

Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, vers l’an 1900, un gros amas de pierres et de boue que les naturels d’alors appelaient Paris. C’était la capitale d’un pays favorisé par un climat tempéré et où les céréales, les vignobles, les plus beaux fruits poussaient en abondance. En s’approchant de ces amas de pierres, vainquant les odeurs pestilentielles qui s’en dégageaient, on le voyait sillonné de voies de toute sortes : les unes larges, bondées de belles maisons ; les autres, étroites, avec, de chaque côté, rangées et serrées, des maisons aux allures de souricières. Ce jour-là, l’année se terminait ; c’était fête par cette ville, mais la nature paraissait bouder et la neige tombait à gros flocons. Malgré cela, tout le long des rues, les magasins jetaient des flots de lumière et les yeux étaient attirés par des amas de victuailles bizarrement achalandés.

Les promeneurs, les acheteurs étaient nombreux : les uns, recouverts de chaudes fourrures, allaient riant béats, se moquant de la froidure ; les autres, au contraire, marchaient craintivement, ils étaient recouverts de loques, au travers desquelles se dessinaient leurs os ou se montraient leur chair.

De temps en temps, les seconds prenaient devers les premiers des attitudes suppliantes, que vous ne connaissez pas, chers enfants, mais qui consistaient à tendre la main en prononçant des paroles sans suite, d’un ton dolent. Ils demandaient l’aumône, c’est-à-dire qu’ils priaient les heureux de leur donner une part de leur superflu afin de pouvoir acquérir du nécessaire pour eux et leurs enfants. Les trois quarts des bien-vêtus passaient indifférents ; d’autres, parcimonieusement, cherchaient en leur poche la plus petite offrande pour leur donner.

Quand les loqueteux se montraient trop entreprenants, des hommes habillés tous de même sorte, bien chaudement, les rudoyaient et les chassaient des larges voies ; quelquefois même ils les emmenaient après leur avoir mis des chaînes aux mains. Et il y avait, en même temps, si peu d’humanité, si peu de respect de la dignité humaine, que les gens bien vêtus faisaient cercle et jetaient des lazzis aux pauvres hères ainsi traités, et que les mal-vêtus courbaient la tête, effaçaient leurs épaules, tâchant de faire oublier leur crime d’être pauvres en acquiesçant aux actes des hommes en uniforme.

Ces derniers s’appelaient des agents de la force publique, on les entretenait gros et gras ; ils avaient mission de défendre les bien-vêtus, les bien-nourris, contre les loqueteux, les miséreux. Ils étaient, ce qui vous étonnera, de cette classe si malheureuse. Mais nous causons beaucoup sans entrer dans le sujet. Une femme était perdue dans cette foule. La souffrance se lisait sur ses traits, et la misère sur les pauvres hardes qui la recouvraient. Mais en l’examinant, on la sentais jeune, on la voyait belle. Mainte fois sa main avait dessiné le geste de l’aumône, jamais elle n’avait eu la force de terminer. Une fierté dernière rayonnait en ses yeux, tout son être se révoltait contre l’avilissement, la supplication.

Souvent déjà des bien-vêtus l’avaient coudoyée et lui avaient jeté des appels grossiers et, comme elle s’attardait devant un étalage garni de mets succulents et tentateurs, elle sentit dans son cou l’haleine chaude d’un homme qui lui soufflait : « Si tu veux monter, la chambre et la pièce ronde. » C’est à peine, chers enfants, si vous osez comprendre ces paroles, tant elles vous paraissent surprenantes. La dignité de la femme, son libre choix, en ces temps barbares, n’étaient pas plus respectés que la dignité et la liberté humaine. La beauté, la grâce, la jeunesse des femmes pauvres étaient achetées par les bien-vêtus, les riches. Nul de leurs goûts n’était respecté et les plus vieux, les plus laids à fourrures avaient, presque pour un morceau de pain, les plus jeunes et les plus jolies femmes.

On affectait alors une plus grande morale et une grande pudeur et nos unions libres de maintenant étaient fort bannies : l’amour se faisait toujours par intermédiaires, ou se vendait en des marchés spéciaux. Notre pauvre inconnue rougit, se retourna. L’homme était vieux, il était laid, des yeux enfoncés dans la graisse de ses joues, deux ou trois mentons, un gros ventre…Ô sa jeunesse à ce vieillard, à ce laid jouisseur. Elle hésita, puis parut sur son beau visage une contraction, elle haussa les épaules... elle accepta.

Elle suivit l’homme dans un hôtel, en quelque rue voisine de la grande artère. Et dans une chambre banale où se sentaient les ruts vénaux, elle vendit son corps aux caresses bestiales du passant. Satisfait, l’homme s’en allait à d’autres plaisirs. Elle devant l’hôtel, regardait la « pièce ronde » comme égarée, puis elle se ressaisit. L’acte qu’elle venait de commettre, c’était pour ce métal. Ce métal, c’était du pain pour l’enfant qui avait faim ; ce métal c’était du charbon, pour l’enfant qui avait froid…pour son enfant, là-bas, dans la mansarde.

Elle entra en coup de vent, dans un magasin où s’étalait le pain doré sous toutes ses formes. Des servantes qui s’empressaient près des bien-vêtus, la dévisagèrent soupçonneusement : « Une livre de pain, s’il vous plait. » Car le pain, chers enfants, cette indispensable nourriture, se vendait ainsi que tout. On la servit et, heureuse d’avoir du pain à elle, la pauvresse, elle jeta la pièce sur le comptoir. Elle rendit un son mat…Une voix méchante disait : « fausse, il faut pas nous la faire, ma petite. » Des mains brutales lui arrachaient le pain et la poussaient dehors. Elle compris : elle avait été volée, trompée. Le sacrifice dernier de la mère pour l’enfant avait été inutile. Des injures venaient à sa bouche contre le goulu qui avait mangé sa chair, respiré sa jeunesse, sans vouloir lui laisser une bride de son bien-être. Mais sa tête vite se courba, de grosses larmes coulèrent le long de ses joues ; découragée, lasse, elle prit le chemin des voies étroites, des maisons noires, laissant loin derrière elle le quartier de luxe et de pléthore.

Et, dans la plus étroite rue, devant la plus noire maison, elle s’arrêta, elle suivit une longue allée, monta l’escalier, et, tout en haut, retenant sa respiration, doucement elle ouvrit la porte de se chambre. Ô l’affreuse mansarde, ô le noir taudis. Par terre un matelas sur lequel deux ou trois sacs étaient jetés, tout près une table aux planches mal jointes, un fourneau dont les trois trous béants semblaient jeter du froid, une malle grise en un coin et c’était tout. Un jour blafard se glissait par une lucarne dont la vitre cassée laissait souffler la bise. C’était tout, disions-nous ? Non. Dans un coin, jetant presque une note gaie, un berceau. Dans ce berceau tout l’amour maternel se dessinait vainqueur ; des milles riens embellissaient ce nid. Un enfant de cinq ou six ans y reposait.

Le premier regard de la femme fut pour lui. Hélas !elle rentrait comme elle était partie, les mains vides, pas de pain, pas de bois, c’était la mort, l’inévitable mort. Sa mort, celle du chérubin, de cet avenir. Ses yeux ruisselèrent de larmes, elle s’approcha à pas lent du berceau. Ô ironie, l’enfant en son rêve, souriait à la vue de quelque lointain paradis, du vôtre, ô chers enfants. Alors, elle retint son souffle, mais un désir de baiser cette chair innocente, cette chair de sa chair, naquit, impérieux, et elle posa ses lèvres sur le front de l’enfant.

Celui-ci ouvrit lentement ses grands yeux encore plein de joie extatique, les jeta sur sa mère en larmes, sur la table vide, sur le poêle éteint, et tout triste : « Ô maman !ce n’était qu’un rêve… mais quel beau rêve ! Nous n’avions plus faim… Nous n’avions plus froid… jamais. »

Albert Libertad

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