dimanche 6 juin 2010

Pensées de Jonatan depuis la taule de Västervik (Suéde)

"Jonatan est un anarchiste qui doit tirer 15 mois de taule pour des attaques ELF sur des entreprises de construction en Suède. Jusqu’à présent, il a reçu beaucoup de lettres et a participé entre autres aux débats concernant les grèves de la faim des prisonniers en lutte de décembre dernier et écrit des articles pour un journal suédois interne aux prisons, le kakbladet. A cause entre autres d’un article pour ce journal, dans lequel il critiquait les conditions de détention et en particulier le directeur de la taule de Västervik où il a été incarcéré jusqu’à maintenant, il a d’abord été transféré quelques jours dans un autre bloc et peu après mis à l’isolement.

Une enquête est ouverte contre lui, selon les flics, pour déterminer s’il représente un danger pour la sécurité de la taule. Il est possible qu’il soit transféré dans une autre au cours des prochaines semaines. Si vous voulez lui écrire, envoyez pour l’instant vos lettres à notre boîte postale ou bien attendez des nouvelles, que vous pourrez voir bientôt sur Against the Waiting et sur No Prison No State.

Quelques mois après le début de sa détention, Jonatan a écrit ce texte. Celui-ci reflète avec sincérité ses réflexions et ses émotions sur la situation, et nous nous réjouissons de pouvoir le publier. Bien que cette version ne soit pas intégrale, ce regard sensible sur le monde d’un ami cher et d’un compagnon.

ABC Orkan

Je vois à travers les barreaux de ma fenêtre, je vois une pelleteuse orange : je la reconnais, parce que j’avais téléchargé un document décrivant ce modèle-là, j’ai étudié ses forces et ses faiblesses. Il y a un an et quelques mois je pouvais te dire combien il pèse et combien il peut transporter dans son godet. Je le connaissais intimement à la manière du meurtrier qui attend patiemment.

Je me demande si quelque part, dans ce tas de merde orange et morbide, un petit sentiment de peur se glisse face à ce qu’ont enduré ses frères et sœurs hydrauliques. Si les morceaux assassinés des machines détruites portent le souvenir de leur mort, comme nous portons en nous le souvenir des horreurs que 100 générations et plus ont traversées et endurées.

Peut-être n’est-ce aucunement la peur du feu sauvage que ressent ce monstre, mais le bonheur et la satisfaction. La satisfaction de savoir que ses ingénieurs et constructeurs le protègeront de ces créatures sauvages, grâce à un système de génocide perpétuel contre toutes les personnes prises dans les entrelacs de la vie et grâce à un système répressif encore plus complexe au moyen duquel ils isolent et torturent ceux qui sont prêts à agir.

A côté de l’engin orange se trouve un autre, un jaune. Toi, je ne te connais que trop bien.

Si je ne portais pas en moi l’amour pour une créature vivante de qui je suis isolé, l’amour de l’idée de la mort de ces monstres m’entraînerait dans une ronde sans fin. Une vie jetée aux oubliettes.

Je m’imagine très souvent avec un bazooka, le viseur pointé vers la citerne à essence entre les trois ou quatre bulldozers.

Je détourne mon regard de la fenêtre et lève le rideau invisible qui me rend sourd à mon environnement direct.

« … et si on faisait un tournoi de skat [1] ?… » « Les flics disent qu’on doit arrêter de distiller du schnaps et de fumer à l’intérieur, sinon ils vont … » « Je m’en fout, par contre pour … » « Ils vont fermer la salle de sport, si… »… J’essaie de prendre note des conversations, comme si j’étais le secrétaire de l’administration de mon bloc.

Le degré de sérieux et le manque de réel contenu dans beaucoup de discussions découlent des considérations sur ce qui passera bien dans le compte-rendu lorsque nous sortirons d’ici. Le plus important n’est naturellement pas noté. Je fuis la machine meurtrière de la routine perpétuelle et suis traversé par des souvenirs diffus et un désir des plus profonds et des plus douloureux pour ma bien-aimée. Il fait sombre à l’extérieur de ma cellule, tant que tu ignores le faisceau orange des projecteurs qui pivotent sur le toit. Les étoiles et, directement au-dessus de moi, la lune, se sont levées. Désormais, depuis quelques semaines, ce moment représente la prise de conscience quotidienne que je suis isolé de ceux que j’aime, que je suis enfermé émotionnellement comme physiquement.

Le droit aux éléments les plus essentiels à la vie m’est refusé : l’amour, l’intimité, l’affinité et la sécurité.
Je pense toujours à mon aimée. Regarde-t-elle aussi dans le ciel ?

Tout est si surréaliste, j’éprouve les mêmes sentiments que lorsque j’étais dans une maison de vacances, très loin de tous mes amis, à Lagos au Portugal où je me réveillais entouré de touristes à 10 heures du matin ; à Budapest, où un patron de club m’a menacé de mort ; à Laibach, où j’ai fait la connaissance d’une fille ; quand j’étais en détention provisoire ; au commico de Växjö et dans la taule de Västervik.

« Voilà ce que je suis, et je suis là. Complètement seul, avec vraiment personne à accuser ou à aimer. Comment suis-je arrivé ici ? Est-ce un rêve ? C’est ma vie, et j’en suis fier ; encore maintenant. Est-ce que c’est réel ? Je m’imagine comment ce serait si je me réveillais à l’âge de 5 ans, face à la neige qui recouvre toutes les fenêtres, tous les arbres et les champs. Je saute dans ma combinaison et, avant d’avoir le temps de prendre le petit déjeuner, j’attrape ma luge et me lance jusqu’en bas de la pente la plus raide de toute la ferme. Les joues rouges et trempées de sueur, je rentre, ma mère ou mon père m’attend avec du chocolat chaud et des sandwichs au salami et au fromage.

Il n’y avait alors pas de problème de climat, de fascisme, de sexisme, de racisme ou autre ; il y n’avait alors que les histoires absurdes des adultes et les histoires formidables des enfants. Qu’est ce que ça serait, si je pouvais me réveiller 16 ans en arrière… »

Je suis à San Diego. Je descends en skate sur un pont ferroviaire le long du port. La musique passe de The Skins à un quelconque morceau de drum n’ bass. Je passe devant un porte avion, déjà témoin de nombreuses guerres, dont au moins une fois au Moyen-Orient, devenu maintenant un musée. A la fermeture, de fiers vétérans surgissent, ainsi bien sûr quelques Japonais.

J’arrive ensuite dans une zone où je n’aurais apparemment pas dû rouler, quelques vigiles viennent vers moi. Je prends de la vitesse, ils se mettent à courir. Je saute par-dessus une voiture, escalade une clôture quelconque, les vigiles font demi-tour. Je vais au bord de l’eau. Je chante fort, une chanson dont je ne me souviens pas. Des gardes-frontières passent en bateau et en hélicoptère, au loin des avions se glissent au milieu de ce décor civilisé de la mécanique.
Je me retourne et vois les gratte-ciel.
Je les déteste.

De retour dans ma cellule, un maton capte mon attention, en secouant la porte fermée comme si elle était ouverte, à 21 heures, tout à fait selon le modèle du panoptique : nous te contrôlons !

Je prends ma guitare, je fais un peu de yoga, appelle mon aimée, écris ces lignes, lis, dort, reste couché sur le sol de la vieille salle d’eau dans un silence criant. Après la fermeture des cellules, je parle à travers les fenêtres avec mes codétenus.

Dans le dos des matons, je donne un coup de pied en l’air à la hauteur de leurs têtes, je reste assis des heures durant et me complaît dans des pensées désespérées sur mes relations à l’extérieur. Je crée une sorte de volcan émotionnel qui nuit plus à mon amour et à mes contacts sociaux qu’il ne leur rend service. Je m’entraîne. Je cours. Je médite. J’ai la haine. J’essaie de garder l’équilibre alors que je stagne dans une tension émotionnelle, au-dessus d’un trou sombre et profond. Je ne vois rien dedans, je ne sais rien sauf qu’il y a cette menace. Je ris quand je provoque des réactions homophobes chez d’autres prisonniers, je hurle de bonheur quand nous faisons une bonne partie de volleyball dans la cour de la taule ; j’essaie de rassembler dans un nuage les instants de bonheur profond ressentis au parloir et de les préserver de mes pensées et mes émotions négatives, pour après la taule.

Ceci n’est pas quelque partie isolée extérieure à ma vie ; mes expériences sont aussi réelles ici au-dedans que si j’étais « libre ». Je n’ai pas honte d’être ici, je ne suis pas joyeux, ce que je ressens à ce sujet m’est égal : c’est une partie de ma vie et je dois encore lutter pour lui donner forme et ne pas l’abandonner à de quelconques institutions.
Exactement comme vous tous.

Pour un monde plein de vie,
Jonatan.

[Traduit de l’allemand, Extrait d’Entfesselt, début 2010.]
Notes

[1] Jeu de carte."

http://non-fides.fr/?Pensees-de-Jonatan-depuis-la-taule