mercredi 27 juillet 2011

No TAV, no stato

Simone Weil avait vraiment raison : quand les professionnels de la parole décident de s’occuper du triste destin d’autrui, ils choisissent de parler de questions techniques. S’ils sont des syndicalistes en défense du travail, ils parleront d’augmentations salariales, de changement des jours de service, de mesures de sécurité. S’ils sont des écologistes gardiens de la démocratie, ils parleront de camions de débris, de décibels de bruit, de mesures de sécurité. Il est bien connu que l’auditoire accueille avec soulagement la clarté des chiffres, des données objectives qui ne demandent aucune pensée singulière.

Pensons à la propagande qui est faite autour de la Haute Vitesse. Pour arriver à se faire comprendre par tout le monde, condition indispensable pour rendre plus large le soutien à cette lutte, que-ce qu’il y a de mieux que illustrer tous les détails techniques de ce projet infâme ? Savez-vous combien il est long ce tunnel ? Et combien cela va nous coûter ? Et que dire de la composition géologique des rochers qu’ils voudraient percer ? Pour ne pas parler de la poussière soulevée, du trafic paralysé, des cultures perdues, des rivières asséchées... Une masse impressionnante de données - qui pour être acceptées nécessitent de la confirmation précieuse de la part des experts, si possible renommés (ces spécialistes du savoir spécialisé qui sont aujourd’hui tant idolâtrés) - sont dépliées pour solliciter la mobilisation.

Si on veut faire nombre il faut parler de nombres. Hommes et femmes, si vous ne vous rebellez pas pour la vie misérable qu’ils vous forcent à vivre, pour vos corps épuisés, pour vos rêves brisés, pour vos désirs réprimés, pour vos espoir déçus, faites-le au moins car 2+2 est égal à 4. Tellement facile à comprendre que le succès est assuré. Déjà la mathématique n’est pas une opinion - imaginons si elle pouvait être une idée ! Ça n’a rien de singulier, d’individuel, quelque chose que l’on possède après en avoir fait la découverte et l’avoir mûri. C’est quelque chose de commun, qu’on a appris à l’école, pour le réactionnaire comme pour le subversif, pour le croyant comme pour l’athée. Ça ne divise pas les sensibilités, ça fusionne les souvenirs.
Voilà pourquoi ce genre de propagande est si forte parmi les politicards, qui ne manquent pas de la prescrire aux militants qui forment leur cortège. Par ce que cela ne fait pas penser à autre chose, ça ne met rien en discussion de manière radicale, ça ramène à ce qui est déjà dans nos souvenirs. Au pire cela exigera une nouvelle vérification afin de faire coller les chiffres.

Simone Weil faisait justement remarquer que, si l’individu sentait ne pas être seulement une victime mais aussi un complice de l’horreur quotidienne, sa résistance connaîtrait un tout autre élan. Il n’ y aurait plus le slogan d’une revendication, mais le cri de révolte de l’être tout entier contre la condition humaine. Un cri qui se méfierait de la clarté des chiffres, parce qu’il n’aurait rien à voir ni avec le syndicaliste qui se bat pour alléger le chantage du travail, ni avec l’écologiste qui se bat pour légitimer la mensonge de la démocratie. Alors que, au contraire, quand les chiffres, n’accompagnent pas le cri des humbles servants tenus à l’écart, mais le substituent, ils ne font que prolonger le chantage et la mensonge.

Voici pourquoi No TAV No Stato (pas de TAV pas d’État NdT). Non pas pour commencer à "faire de l’idéologie" mais pour ne pas finir à faire de la politique. D’ailleurs, il est presque embrassant d’observer comme cette aversion envers les idées anarchistes provient de ceux qui ne se font aucun scrupule à vendre (ou à donner leur aval, dans l’espoir que du fumier naissent des fleurs) à d’autre genre "d’idéologie". Comme si les appels à défendre la Démocratie du Bien Commun en montant sur les barricades de Stalingrad et Saigon étaient l’expression naturelle et spontanée de l’être humain en lutte pour sa propre dignité et non le fruit d’une précise interprétation partisane. Légitime, bien sûr. La nôtre, pas.

Voici pourquoi No TAV No Stato. Par ce que, plutôt que de nous rapprocher des victimes de cet ordre social, nous pensons qu’il est nécessaire de reconnaître et faire reconnaître que nous sommes tous des complices - n’importe qui parmi nous, sans exclusion. Par ce que nous ne voulons pas nous joindre à la revendication en faveur d’une autorité plus équitable, par ce que nous voulons lancer le cri contre tout forme d’autorité.

La Haute Vitesse nous en offre l’occasion. Car cela n’est pas la folie de quelques déséquilibrés imposée par quelques pommes pourries à un Parlement souverain, mais absent. C’est un projet parfaitement cohérent avec le monde que l’on habite, un monde où tous les aspects de l’existence humaine sont soumis aux exigences du profit (et même le temps, c’est connu, c’est de l’argent). Ce n’est pas du tout un hasard que il soit supporté par tous les partis, qu’ils soient de droite ou de gauche, selon le moment et l’opportunité. Et ce n’est pas une anomalie que l’État veuille l’imposer par la matraque et les lacrymogènes ; ceux qui, pour leur propres intérêts, n’hésitent pas à bombarder des populations entières, pourquoi ne devraient-ils percer la Vallée de Suse ou le sous-sol de Florence, quand des experts jurent que c’est faisable ?

On dit que le TAV valsusain, si jamais ils arrivent à le terminer, servira seulement à transporter des marchandises ; pourquoi, chacun de nous ne sert-il pas que pour en produire et en acheter ? Et on le fait, jour après jour, en silence. Qu’ils se résignent tous les citoyennistes, la Haute Vitesse n’est pas du tout une erreur grossière de l’organisation sociale actuelle. Elle en est la vérité dérangeante et brutale. Voilà pourquoi, au lieu de compter et se plaindre de ses effets, nous devrions recommencer à en indiquer et à en critiquer la cause. Ça n’a pas de sens de la taire. Autrement, on risque de contribuer à la lutte contre cet État, mais non à la lutte contre l’Etat.

Source : Finimondo. Traduit de l’italien par LeRéveil.ch