mardi 19 janvier 2010

De l’emprisonnement des esprits

"Si la société est une prison, la prison est partout. Et dans le partout, il n’existe aucun en-dehors. En réalité, on ne peut pas s’en évader parce qu’il n’y a tout simplement pas d’endroit où aller. Cette situation qui ne nous laisse aucune « issue de secours » est objectivement insupportable, elle crée de l’embarras, de la douleur et du désarroi. La possibilité de trouver un espace dans lequel se construire un petit coin de liberté partielle a été définitivement perdue avec le triomphe de l’aliénation dans et des rapports. Quant à la possibilité réelle de subvertir les rapports existants, elle tarde à venir, et il semblerait même qu’elle n’intéresse de toutes façons que peu de gens.
A partir de ce constat, le pouvoir n’a plus aucun besoin de mentir, et est passé d’une propagande selon laquelle « ceci est le meilleur des mondes possibles » à une autre qui dit : « malgré tout, ceci est le seul monde possible ». Consciente cependant qu’il y a toujours plus besoin d’une anesthésie pour supporter cette existence, la direction du pénitencier social offre donc à ses « hôtes » les uniques « évasions »possibles : celles qui ont trait à l’esprit.
Le divertissement et la distraction de masse procurés dans les stades et pendant les « vacances » étourdissent certes tout éclat de pensée autonome – en l’étouffant dans l’extase artificielle et obscène de la meute festive –, mais ne paraissent plus suffisants pour stopper la gangrène d’êtres condamnés à la captivité. Depuis quelques décennies, et en se développant toujours plus, nous est ainsi offerte un peu partout une évasion mentale supplémentaire grâce aux diverses substances psychotropes. Les drogues en tout genre et de différente nature, légales et illégales, envahissent à présent cette gigantesque taule, offrant un soulagement provisoire et construisant en plus une nouvelle prison à l’intérieur de la prison.
Au jeu de poupées russes de l’enfermement, le directeur peut enfin atteindre les derniers stades du contrôle et planifier les bases d’une société de l’attente infinie : celle d’un monde psychiatrisé. Un monde de l’anesthésie où l’insupportable devient supportable, vivable. Et comme dans toute logique de l’accommodation, lorsque quelque chose devient vivable, on ne perçoit plus l’exigence de la changer. Pour rendre les pensées inoffensives, il n’est alors plus besoin de les détruire ou de les mystifier : il suffit simplement d’empêcher qu’elles ne naissent, de leur « accouchement » à leur intention.
On peut dire que l’évasion qui nous est dealée est l’avortement de toute raison de la liberté. Elle a la même fonction odieuse qu’une bonne sœur humanitaire dans un lager, avec pour unique différence que les drogues (légales ou pas) ne servent même pas à panser les blessures superficielles.
Vouloir entreprendre le chemin de la destruction de la prison sociale en laissant de côté la construction constante de camisoles psychotiques de nos esprits serait comme penser abolir l’Etat en épargnant le ministère de l’Intérieur. Dans le monde moderne, il est plus que jamais nécessaire de redéfinir les responsabilités de la coercition, afin de voir bien clairement quels sont les intérêts (et donc nos objectifs) de ceux qui veulent nous engeôler – à l’intérieur comme à l’extérieur de soi.
Il est temps de commencer à affirmer clairement que le politicien, le psychiatre, le flic et le trafiquant de drogues sont au même titre responsables de notre oppression. Et, de la même façon, que le sort du prêtre, du « citoyen » ou de l’idéologue qui fait l’apologie (y compris dans la mouvance) des drogues en tant que « substances libératoires » doit être lié."

Extraits de "Bref voyage dans la prison sociale", texte d'A corps perdu n°2